Rayon de Lune

Rayon de Lune

Varnie

    seconde couv 

État :
En vente.

 

Quatrième de couverture :
Hier la cité de Varnie est tombée sous le joug de sa voisine Etère. Mais pour Diane, héritière de Varnie et Atr'r, héritier d'Etère, la guerre ne fait que commencer.
Et quand les Dieux s'en mêlent, tout se complique.

 

Cycle : Blutor.

 

Format : 15x24 cm.

 

Nombres de pages : 190 pages.

 

Prix : 15 euros.

 

Où se le procurer :

Par courriel via notre mail rdlune@gmail.com

 

L'illustration :
Tout d'abord un grand merci à Sébastien pour son travail et surtout sa patience.
Le choix d'un style à la fois dépouillé (du NB et un dessin proche de l'esquisse) et fouillé (à la J. ROMITA) s'est peu à peu imposé afin de se démarquer des livres du même genre qui arborent fièrement des couvertures hautes en couleurs voire kitch, sans pour autant ressembler aux recueils de poésie et aux célèbres livres à couverture blanc cassé et cadre sobre.

La illustration couleur fut utilisée pour des jaquettes et n'est plus disponible de nos jours.

 

L'auteur : Phœbé.

 

Vos critiques :
Vivement la suite car il reste beaucoup trop de questions en suspend pour que tout s'arrête ici. Jean Pierre

♫ Trop d'action ! J'en suis sortie aussi fatiguée qu'après une course. Sophie

♫ Très bien conçu pour un premier roman. Bon courage pour la suite. Claire - libraire

♫ Tu écris quand la suite ? on attend là ! J'ai eu du mal au départ avec les Mag machin et Og Mag, mais à la fin ça va. Et Val a aussi bien aimé, elle l'a lu dans la soirée . Stéph & Val

♫ "Très bon premier roman." Il est des histoires comme des gens qui nous entourent, soit on les aime, soit on ne les aime pas. Ici, l'histoire est tordue, mais prenante, les personnages attachants et compliqués. Bref, de quoi pimenté une bonne histoire de SF, même si le style est réservé à des gens ayant déjà un certain vocabulaire. Ce n'est pas un livre pour enfant! Alors, chacun pense ce qu'il veut, mais ça vaut le coup de le lire, ne serait que pour découvrir un nouvel univers, et qui sait s'attacher aux personnages, pousser l'auteur et l'éditeur à nous donner accès à la suite. En tout cas, moi j'attends. 123Lisa

♫ *Varnie, Enfin c'était... génial ! La fin est frustrante ! j'espère qu'il y a une suite ! >___< Je me souviens du dernier roman fantaisie que j'avais lu où l'héroïne se retrouvait dans un autre monde, et hormis les noms qui étaient différents des nôtres tout le reste était pareil : les mots, les coutumes... -___- Bah j'avais pas du tout l'impression qu'elle avait changé de monde. Et j'avais déjà été déçue par les romans du même genre que j'avais lus avant, donc tout ça pour dire qu'avec Varnie j'ai vraiment eu l'impression de voyager ! Je le verrais bien adapté en film ou dessin animé long métrage xD. Eléna

 

La genèse du roman :

Il faut remonter en février 1984 pour voir les premiers mots apparaître sur une page. Cette première tentative d'écriture se solde par une grosse nouvelle de 80 pages manuscrites. Abandonnée, reprise, refondue, abandonnée à nouveau avant de trouver sa forme actuelle.
Même s'il ne s'agit pas du plus original, ni plus du plus abouti, c'est le Premier et il semblait normal de l'éditer en priorité.

 

 

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Lecture en ligne du premier chapitre : Intrigues varniennes 

 

   Ilv para l’attaque fulgurante de son adversaire à l’aide de son bouclier. La puissance du coup l’ébranla. À ce rythme, il ne tiendrait plus longtemps. Déjà son bras s’engourdissait. Épuisé par cette retraite devant l’ennemi étèrien, retraite qui durait depuis une douzaine de jours, affamé, il ne se donnait plus guère qu’un cirev[1] de sursis. Au fond de lui, il s’en réjouissait, car ainsi il n’assisterait pas à la chute de Varnie. Il emporterait avec lui le souvenir d’un oengryz[2] libre et non celui d’une cité passée sous le joug étèrien.

   Et Diane ?

   Que deviendrait sa petite sœur ?

   Ilv hurla sa haine. Il abattit sa hache avec fureur. Son adversaire esquiva en souplesse, contourna le bouclier déchiqueté et plongea son épée droite dans l’interstice qu’il aperçut l’espace d’un instant. Sa lame acérée s’enfonça dans l’épaule. Ilv ouvrit de grands yeux surpris et chancela. Il allait tomber lorsqu’un bras solide le soutint. À son contact glacial, il identifia l’armure de Kythré, un mercenaire mystérieux qui cachait son visage sous un heaume noir et rouge.

   Une voix déformée par le métal lui parvint :

   ― ça va, vieux ?

   Il ne put qu’acquiescer avant de sombrer dans l’inconscience.

   Son vainqueur demeurait figé. Il fixait Kythré, sachant qu’il devait maintenant affronter cet énigmatique personnage. Autour d’eux, la bataille faisait rage sous un soleil de plomb. Souffrance et haine se mêlaient en un seul cri inhumain qui remplissait l’air lourd de vibrations malsaines. Le sang sourdait de chaque plaie. Il imprégnait les vêtements et le sol piétiné. Même les armes semblaient saigner.

   Kythré dévisageait l’agresseur de son ami. Il ôta son ample cape bleue, doublée d’obscurité, révélant ainsi une armure noire, froide et hostile. L’homme qui lui faisait face frissonna. Il affirma sa prise sur son épée. Il aurait juré que le combat à venir ne ressemblerait à aucun de ceux qu’il avait déjà livrés. Pourtant l’Og-Mag[3] Atr’r d’Étère n’avait rien d’un novice. À la tête de son armée, il avait guerroyé aux quatre coins du territoire d’Agher. Il s’était mesuré aux plus habiles bretteurs et jusqu’à présent, il demeurait invaincu.

   ― Qui que tu sois, Étèrien, apprête-toi à mourir, cracha l’homme en armure.

   ― Je t’attends.

   Kythré planta son arme dans la terre meuble. Il roula sa cape, confectionnant un oreiller qu’il glissa sous la tête de son ami blessé. Il s’assura rapidement qu’il ne risquait pas de se vider de son sang. Après quoi il récupéra son arme, enjamba le corps endormi puis se plaça face à Atr’r. Ce dernier fut surpris de constater que le guerrier ne le dépassait pas, au contraire, il ne lui arrivait qu’au menton. Entre les plaques de métal sombre apparaissaient parfois des reflets écarlates provenant probablement d’une combinaison passée dessous. De sa physionomie rien d’autre ne transparaissait. Il se cachait. Pourquoi ? Une aura puissante l’enveloppait, presque palpable, mais surtout… étrangère.

   Atr’r l’observait avec un malaise croissant. Il se présentait, quant à lui, sous l’apparence d’un athlète accompli, subtil mélange de force et de souplesse. Comme Ilv, il maintenait sa chevelure noire et rebelle loin de son visage grâce à un bandeau d’argent ciselé. Ses yeux gris, mi-clos, brillaient d’excitation à l’approche du danger. Il ne manquait pas de charme. Il le savait et en abusait sans retenue auprès des femmes. Selon son habitude, il ne portait qu’un pantalon de peau profondément enfoncé dans d’épaisses bottes. À son poignet, un large bracelet d’or s’ornait de ses noms, titres et pays d’origine. Encore une coutume que Kythré ne respectait pas.

   Plutôt que de subir l’assaut imprévisible du mercenaire, l’Og-Mag attaqua le premier. Sa lame siffla. Elle ne rencontra que le vide. Il lui imprima un mouvement circulaire. Il balaya l’espace devant lui. Un malheureux qui passait par-là, la reçut dans le ventre. Un éclat de rire salua sa prouesse :

    ― Avec un tel allié, Étère n’a plus besoin d’ennemis, railla Kythré comme l’Étèrien mortellement blessé par son propre Og-Mag tombait.

   Furieux, Atr’r lui porta un nouveau coup, puis un autre, et encore un. Mais toujours son adversaire se dérobait. Atr’r feinta. Sa feinte échoua. Il se fendit… et ne rencontra que le vide.

   ― Mais bats-toi donc, lâche, ragea-t-il.

   ― À tes ordres.

   Une réplique fulgurante à sa dernière attaque déjoua sa garde. Il bondit de côté. La lame le frôla, coupant sa chemise. Il répondit d’un sabrer inutile. Un éclair d’acier dansa devant ses yeux. Il recula de justesse. Kythré profita de son instabilité passagère : il se laissa tomber en appui sur une main, jambes tendues, et le faucha avant de reprendre sa position initiale. Atr’r bascula et tomba lourdement sur le dos. Il roula sur lui-même, esquiva une attaque perfide de son adversaire déjà sur pied. Il se releva d’un coup de reins, fonça sur l’armure, épée en avant. Kythré l’attendait. Il saisit la lame à pleines mains, la dévia vers le sol où elle se planta alors qu’il abattait son pommeau sur la nuque offerte de l’Og-Mag dans le but de la lui briser. Malheureusement, Atr’r se tourna au même instant et Kythré ne heurta que l’épaule. Le fils du Mag Aymar s’en tirait avec un élancement désagréable, sans plus. Néanmoins il chancela sous le choc, lâcha son arme et s’étala dans une flaque de sang. Juste devant lui, un Varnien condamné tentait de remettre ses tripes dans son ventre ouvert. Atr’r se redressa aussi vite qu’il put, craignant d’être frappé dans le dos. D’un revers de main, il chassa le liquide épais et poisseux de ses yeux. Barbouillé comme il l’était, il évoquait un écorché vif. Il chercha son adversaire du regard et le trouva face à deux soldats qu’il affrontait ensemble !

   Parant un coup descendant de son avant-bras bardé d’acier, Kythré mit un genou en terre. Ainsi il se situait sous la garde de son ennemi tout en utilisant le corps de celui-ci comme bouclier contre le second attaquant. Devant les abdominaux s’offrant à lui, il ne résista pas à l’envie d’y abreuver son épée. Il embrocha l’Étèrien avec une volupté indicible. Il dégagea aussitôt son arme pour piquer la cuisse du guerrier survivant qui tentait de les contourner. L’homme serra les dents. Il profita de l’avantage de sa position surélevée pour abattre sa hache sur le crâne casqué de noir. Kythré esquiva et poussa le cadavre qu’il tenait toujours, dans les jambes de son adversaire. Il allait lui régler son compte quand un choc sourd lui ébranla le chef. Sonné, il secoua la tête. Son troisième agresseur voulut lui asséner un nouveau coup d’épée. Atr’r l’en empêcha ; il tuerait l’obstiné Varnien lui-même. Il allait le frapper avec une épée récupérée sur un cadavre lorsqu’une poigne de fer le retint :

   ― Je ne te le conseille pas.

   Il se tourna vers le nouvel arrivant et reconnut avec surprise le soldat qu’il croyait avoir tué juste avant son duel avec le Chevalier Noir. Ilv, mal remis de son évanouissement, se campait devant lui. Il avait perdu beaucoup de sang et son bras blessé pendait, inutilisable, contre son flanc. Une pâleur cadavérique envahissait son visage. À son expression tourmentée, Atr’r mesura l’incroyable souffrance à laquelle il acceptait de se soumettre pour secourir son compagnon. Sans en comprendre la raison, Atr’r se mit à haïr ces deux hommes et leur formidable amitié. Il se dégagea d’un geste brusque. Incapable de résister plus longtemps à la douleur, Ilv retomba. Mais ce court répit avait suffi à Kythré ; il plaça son épée entre Ilv et Atr’r.

   ― Prépare-toi à mourir, Étèrien, répéta-t-il.

   Il chargea avec force. Atr’r rompit. Un soldat aux couleurs d’Étère fit mine de s’interposer. L’Og-Mag le chassa puis recula de nouveau. Il para, riposta, esquiva et feinta. Kythré glissa sous l’attaque. Le Chevalier taillada le bras d’Atr’r avant de revenir en garde d’un même mouvement fluide. Il détourna une estocade sournoise et répliqua d’un crochet du gauche bien placé tout à fait inadmissible dans un tel engagement. Encore un interdit qu’il transgressait !

   Atr’r chancela, la mâchoire en feu. Interloqué, il s’écarta. Déplacement qui lui sauva la vie, car Kythré semblait bien décidé à l’embrocher.

   Un soldat d’Étère qui ignorait tout du duel en court apparut brusquement. Il s’élança sur Kythré qui l’évita d’un pas de côté. D’une torsion du torse, le soldat parvint à lui balancer son fléau dans le visage. Le heaume laqué de noir tinta comme une cloche. Assourdi, Kythré n’en accompagna pas moins le mouvement. Virant dans le même temps que la boule d’acier, il n’encaissa qu’un choc minimal. De plus sa lame poursuivit son tortionnaire. Elle le flagella de la nuque à la hanche, traçant un sillon sanglant dans le dos découvert.

    Un remous de la masse furieuse des armées mêlées cacha la suite de l’affrontement à l’Og-Mag Atr’r d’Étère.

   Lorsque la nuit envahit le ciel, recouvrant la plaine d’un sombre manteau qu’aucune lune ne venait déranger, la bataille prit fin. Comme l’exigeait la coutume, une trêve s’instaura. Chacun récupéra ses blessés puis on mit le feu aux dépouilles des morts, avant de regagner ses bases respectives. Demain, charognards humains ou non fouilleraient les décombres à la recherche de l’or des cadavres ou d’un peu de viande à se disputer. Demain, les vainqueurs harcèleraient les vaincus dans l’espoir de les voir fuir définitivement. Demain, les Étèriens harcèleraient les Varniens dans le vain espoir de les voir fuir.

 

 

   Dans le camp étèrien, l’ambiance était celle de la fête. On atteindrait bientôt Varnie malgré la résistance opiniâtre de ses défenseurs. La Cité de Cristal se soumettrait. D’ailleurs, si l’on en croyait la rumeur le Mag Rator avait déjà envoyé ses émissaires de paix à Aymar, Mag d’Étère. On célébrait donc une victoire inéluctable. Pourtant dans la tente chamarrée de l’Og-Mag, le temps virait à l’orage. Lavé et vêtu de propre, Atr’r parlait des évènements de la journée écoulée avec son conseiller et ami, Akel. Ce dernier était habillé d’un élégant pourpoint parme sur des collants bruns et des chaussons noirs. Un ruban retenait ses longs cheveux sombres sur sa nuque. D’une apparence agréable, il inspirait confiance. La noblesse l’appréciait et le peuple l’admirait. Comme son Og-Mag, il avait sillonné le territoire d’Agher de long en large à la recherche d’aventures. Le simple fait qu’il ait survécu aux folies d’Atr’r prouvait amplement sa valeur de combattant, même si elle le discréditait comme conseiller efficace. En réalité Akel tenait auprès de son maître le rôle de confident, d’espion et d’ami, et se révélait parfois plus inconscient dans ses entreprises qu’Atr’r en personne.

   Négligemment assis sur la couche de fourrures d’Atr’r, les pieds croisés sur un coffre, il sirotait un vin épicé alors que l’Og-Mag affûtait un poignard avec nervosité. Il l’écoutait retracer les péripéties de son duel avec celui que tous désormais nommaient avec respect le Chevalier Noir :

   ― Ce type est incroyable, commentait-il sans se préoccuper de la lame du poignard qu’il approchait dangereusement près de son bras à chaque va-et-vient sur la pierre. Tout d’abord, il te fait une démonstration d’escrime digne des plus grands maîtres d’armes et, la cirev[4] suivante, il se conduit comme le dernier des mercenaires ; il méprise les lois de la guerre et utilise des coups interdits. Il peut aussi bien te rendre l’épée que tu as laissé tomber que te frapper dans le dos. Jamais je n’avais affronté un tel adversaire.

   Il marqua une pause, but une gorgée de vin à son hanap qu’il reposa à même le sol à côté de la malle sur laquelle il siégeait, puis poursuivit :

    ― Quels renseignements as-tu dénichés sur lui, Akel ?

   ― Pas grand-chose d’intéressant, annonça d’office le pseudo-conseiller. Il se fait appeler Kythré, débarque d’on ne sait où, ne possède aucun bracelet d’identité. Pourtant il ne ressemble pas à un mercenaire ordinaire. Il n’enlève jamais son armure. Il dort et se nourrit avec. Comment ? Mystère. On le dit l’ami inséparable d’un certain Ilv. Un mystère de plus, car Ilv est le fils du Maître d’Armes de Varnie, Sualtan ou Saltan, je ne me souviens plus. Il s’est engagé dans l’armée au début de la guerre. Pas le genre à frayer avec un mercenaire.

   ― Je crois le connaître. Bon tireur, lui aussi : endurant, habile, aussi vicieux que le Chevalier Noir. Je l’ai affronté aujourd’hui. Je ne pensais pas en venir à bout, mais il a commis une erreur.

   ― Combien de fois les as-tu rencontrés ?

   ― Le soldat, une fois, deux au plus. Ton Katé…

   ― Kythré.

   ― Kythré, oui : quatre fois. À trois reprises, il m’a laissé pour mort avant que j’aie eu le temps de lui porter le moindre coup.

   ― Tu as eu de la chance. En quatre ans de guerre, il a tué plus d’hommes à lui seul que ton commando d’élite et toi.

   ― Merveilleux, râla Atr’r. J’ai la chance d’avoir été humilié par un mercenaire !

   Akel sourit.

   Un mouvement à l’extérieur, suivi d’un bruit de voix excitées les avertit d’un évènement imprévu.

   ― Va voir ce qui se passe, demanda Atr’r.

   ― À quoi bon ? Quelqu’un va te faire un rapport d’ici un direv[5].

   Atr’r soupira.

   ― Il y a des jours où tu me désespères : tu n’as aucune curiosité, aucun centre d’intérêt, aucun…

   L’entrée brutale d’un jeune esclave l’interrompit.

   ― Monseigneur, haleta l’adolescent, la guerre est finie. Rator a cédé.

 

 

   Diane en aurait pleuré. Avec les soldats varniens, elle avait combattu, souffert, donné son sang sans compter. Elle aurait préféré mourir plutôt que de se sentir aussi cruellement trahie par le Mag. Ce Mag qu’elle ne connaissait ni n’aimait. Avec les soldats, elle avait quitté la plaine ravagée par les combats et regagné Varnie dans le silence, le cœur lourd. Ilv avait essayé de la consoler, en vain.

   Ce soir, vingt-trois jours après la tragique nouvelle, elle mangeait en compagnie de son frère et de son père de cœur sinon de sang, dans la petite salle occupant la quasi-totalité du rez-de-chaussée. Elle avait laissé son opulente chevelure d’or en fusion, libre de se répandre jusqu’au sol où elle ondoyait sur l’épais tapis bleu et vert. Elle avait enfilé une simple tunique blanche qui s’arrêtait aux genoux et des gants couvraient ses avant-bras qu’elle ne dénudait jamais. Elle gardait ses yeux bruns baissés sur son assiette avec obstination. La colère et la frustration bouillonnaient en elle. Pour l’instant, elle ignorait comment agir, mais gardait espoir. Elle finirait par trouver une solution. Elle ferait payer à Rator sa trahison et à Aymar son goût prononcé pour le pouvoir.

   Face à elle, le vieux Maître d’Armes mangeait sans un mot. Son visage large aux caractéristiques prononcées essayait de dissimuler sa joie. Oh, bien sûr il regrettait la défaite de son Mag-Gwynn,[6] mais ses enfants lui étaient revenus vivants et cela comptait bien plus à ses yeux que la victoire. Sualtan avait vécu bien des guerres aux côtés de son Mag. Il en connaissait les moindres détails. Tantôt vainqueur, tantôt vaincu, prisonnier, esclave ou occupant. Il avait survécu à chacune de ces situations, prouvant sa vaillance et son endurance. Pour le remercier de son dévouement, Rator l’avait introduit à la cour. Il y avait connu la mère de Diane, une femme douce et charmante, un peu sotte, mais déterminée. Il avait assisté au mariage du Mag, au baptême de Diane et à la cérémonie funèbre de la jeune mère. Il avait accueilli la petite Og-Magy plus qu’à moitié orpheline avec un réel plaisir. Pourtant il regrettait fréquemment son geste, car une enfant et surtout la future Magy de Varnie n’avait rien à faire au milieu des soldats. Elle n’aurait jamais dû courir les routes, ni les tavernes, ni les salles d’armes. Avec ses vingt-trois années universelles et sa beauté, n’importe quelle autre femme de son rang serait déjà mariée et mère.    Pas Diane ; elle préférait ses chevaux et son épée.

   Sualtan délaissa son assiette vide. Il passa une main large comme un battoir dans son épaisse crinière de jais que le temps ne détériorait pas encore. Il posa sur son fils un regard bleu scrutateur. Ilv lui ressemblait beaucoup : grand, large, doté d’une musculature massive, le visage carré, volontaire, les yeux pâles sous d’épais sourcils très noirs, des cheveux en bataille retenus par un bandeau de cuir brut. Peu coutumier des bottes, il allait la plupart du temps pieds nus, comme en cet instant. Il avait enfilé une culotte longue qui n’était pas frangée à l’origine et la maintenait en place avec une corde qui s’effilochait. Il ne portait pas de chemise. Un foulard vert permettait à son bras de se reposer. Il se remettait vite de sa blessure et reprendrait l’entraînement d’ici une vingtaine de jours… enfin si Diane ne l’embarquait pas dans un coup fourré avant.

   ― Tu ne m’as toujours pas dit qui t’a battu, souligna Sualtan.

   ― Je ne sais pas, mais il se défend bien. Il a du style, de l’endurance.

   ― Néanmoins je ne conçois pas qu’il ait réussi à te toucher.

   Ilv rougit. Il piqua du nez vers sa viande rôtie et ne bougea plus. Selon son habitude, Diane vint à son secours :

   ― Tu n’es pas juste, Sualtan, s’insurgea-t-elle. Ilv n’avait pas dormi depuis longtemps ni mangé. Il fatiguait, c’est humain !

   ― Et toi ?

   Diane haussa les épaules :

   ― Je…

   On frappa à la porte.

   Sualtan se leva et alla ouvrir. Deux soldats le saluèrent avec respect, avant de pénétrer sur son invitation dans la salle aux dimensions modestes, qui sembla rétrécir d’un bon tiers dès leur entrée.

   ― Pardonnez-nous, Maître d’Armes, le Mag Rator nous envoie chercher Diane.

   En entendant son nom, l’intéressée se redressa.

   ― Moi ! Que me veut-il ?

   ― Je ne sais pas, Diane, répondit l’un des guerriers.

   Elle interrogea Sualtan du regard.

   ― Vas-y, mon enfant.

   ― Ilv, tu viens ?

   ― Bien sûr.

   Ils quittèrent la demeure du Maître d’Armes et traversèrent le quartier bourgeois sans rencontrer âme qui vive. En temps normal, une foule compacte se pressait toujours dans ces rues. Elle convergeait vers les avenues spacieuses à la recherche de distractions pour la nuit. Cependant, après la défaite qui venait de frapper la cité, le peuple se terrait. Reconnu comme l’un des plus turbulents des territoires humains, il pleurait ce soir à l’abri de ses murs. Peu à peu, les petites maisons des soldats cédaient la place aux vastes demeures de marbre blanc bien entretenues des bourgeois nantis et de la basse noblesse. Aucune lumière ne brillait derrière les volets clos. L’aristocratie elle-même n’avait pas le cœur à se détendre sur les terrasses remplaçant les toits ou les maisons de jeux, déjà fermées malgré l’heure.

   ― On se croirait dans une ville morte, remarqua le garde précédant le petit groupe.

   ― Parce que tu as déjà vu une ville morte, toi, railla Diane.

   ― Oh ! Toi, la gamine, ça va, répliqua-t-il sans agressivité.

   Incapable de retenir plus longtemps sa curiosité il la questionna franchement :

   ― Pourquoi le Mag veut-il te voir ? Il te connaît ?

   ― Faut croire, éluda-t-elle.

   ― Tu penses que ça a rapport avec la guerre ?

   ― Possible.

   Ils marquèrent un temps d’arrêt sur la place principale. Devant eux se trouvaient les gigantesques portes du palais, ouvertes malgré la situation critique du Mag-Gwynn. Une douzaine d’hommes se tenait devant les lourds panneaux de cuivre ciselé. Ils arboraient tous une tunique sang séché frappée du pic varnien noir sur le cœur, un pantalon moulant également noir, des bottes en cuir repoussé dont les rabats tombaient du genou à mi-mollet et des bracelets de bronze. Certains utilisaient des lances, d’autres des arcs, des épées ou des haches. Ils saluèrent Diane en amie. Elle leur rendit leur salut. Au fond de ses yeux bruns brillait une lueur de feu rouge, comme elle plongeait son regard dans l’immense hall sculpté dans le plus pur des marbres bleus, paré de statues en or, de tentures magnifiques aux dessins féériques, de magnifiques tableaux hors de prix ou de mosaïques en pierres précieuses et semi-précieuses. Lorsqu’il parvint à sa hauteur, Ilv devina quels sentiments agitaient sa sœur et passa un bras autour de ses épaules, pour la réconforter. Elle se dégagea d’un geste brusque, releva le menton et avança d’un pas déterminé. Craignant un éclat, Ilv se précipita à sa suite et leur escorte leur emboîta le pas. Ils traversèrent des salles magnifiques, aux riches décorations. Des esclaves en tuniques ocre rouge s’affairaient sur leur passage. La petite procession gagna le dernier étage de l’énorme bâtiment par de somptueux escaliers. Dans ce décor opulent, la tenue négligée d’Ilv choquait. S’il le réalisait, ses compagnons ne s’en rendaient pas compte. Ils avaient trop l’habitude de le voir déambuler ainsi et n’y prêtaient pas attention.

   Les soldats les conduisirent jusque devant des portes décorées de lapis-lazuli. Ils frappèrent. Un vieil esclave, vêtu des couleurs blanches et noires des Magb de Varnie, ouvrit aussitôt. Il fit signe à Diane d’entrer. Lorsqu’Ilv prétendit agir de même, il fronça les sourcils :

   ― Vous ne pouvez pas pénétrer en ces lieux, affirma-t-il péremptoirement avec une once de mépris mal dissimulée dans la voix.

   ― Alors je n’irai pas non plus, décréta Diane avec autorité.

   L’esclave semblait dérouté. Il hésitait quant à l’attitude à adopter. Il s’occupait des appartements du Mag depuis des siècles et avait été prévenu de l’identité de la visiteuse. Son devoir l’incitait à lui obéir, mais ce jeune homme était si… si…

   ― Laisse tomber, Diane.

   ― Non, tu viens avec moi.

   L’esclave abdiqua.

   Il les introduisit dans un salon de marbre noir de dimensions modestes, tendu de velours noir constellé d’éclats de diamants. Quatre profonds fauteuils de cuir encadraient une table d’onyx sculptée de volutes complexes. Dans l’un d’eux se détendait un homme sans âge vêtu d’un pourpoint sombre. Un diadème de turquoises enchâssées ceignait son front haut, retenant une épaisse crinière fauve. Sous de fins sourcils, ses yeux émeraude brillaient. Son nez large, légèrement épaté, surplombait une bouche dépourvue de lèvres. Il ne portait pas le collier, symbole de sa charge, et fixait sur Diane un regard intense, indéchiffrable. Lorsqu’il parla, sa voix résonna de chauds accents accueillants :

   ― Êtes-vous Diane, Mits[7] ? demanda-t-il.

   Sans y avoir été invitée, elle s’assit, imité par Ilv, de plus en plus mal à l’aise.

   ― On m’appelle comme ça.

   ― Montrez-moi vos avant-bras, je vous prie.

   Elle caressa ses gants.

   ― Vous savez ce qu’ils recouvrent, alors pourquoi les ôterais-je ?

   Le Mag sourit.

   ― Vous êtes telle que l’on vous avait décrite : fière, impétueuse. Vous ne manquez ni de volonté ni de courage. Tant mieux, car vous allez en avoir besoin.

  Le Mag Rator ménagea une pause afin d’observer la réaction de la jeune femme. Il fut déçu, car elle ne laissa rien transparaître des émotions qui l’habitaient : attendait-elle la suite pour juger ? S’il l’avait mieux connue, comme Ilv par exemple, il aurait su qu’elle accomplissait un véritable tour de force pour museler sa colère et son ressentiment. Diane ne supportait pas l’échec, sans doute parce qu’elle ne l’avait jamais connu avant la trahison de Rator et la reddition de Varnie. Ilv sentait d’instinct les sentiments qui la bouleversaient et se tortillait nerveusement sur son siège, en proie à une appréhension compréhensible vu l’irascible caractère de sa sœur adoptive.

   ― Comme vous le savez certainement, reprit le Mag inconscient de la brusque tension de l’atmosphère, l’Og-Mag Atr’r d’Étère arrivera prochainement dans notre ville afin de conclure la paix.

    ― Notre soumission, plutôt.

   Rator sourit avec condescendance à cette vive réplique de Diane qui dût agripper les accoudoirs à sa portée jusqu’à s’en faire mal afin de ne pas lui sauter à la gorge.

   ― Appelez cela, comme il vous plaira. Ce qui nous intéresse est l’avenir de Varnie.

   ― Il serait temps de vous en soucier.

   Négligeant l’interruption, Rator poursuivit :

   ― Plusieurs membres influents de la noblesse vont nous quitter ; ils serviront d’otages à Aymar. Leur survie dépendra de notre attitude. Tant que nous adopterons la politique étèrienne, il ne leur sera fait aucun mal. Cette situation est fréquente en cas de reddition de l’un des antagonistes. Seulement je connais mon peuple et vous aussi. Nous savons pertinemment qu’il refusera la domination étrangère. Je ne lui donne pas une déca[8] pour constituer une résistance et fomenter des attentats, en admettant qu’il n’ait pas déjà commencé.

   ― Et alors ? N’est-ce pas le devoir d’un peuple de défendre son Mag-Gwynn ?

   ― En temps de guerre, si. Mais la guerre est finie. Si les Varniens poursuivent les hostilités, Varnie est condamnée à brève échéance.  Aymar n’hésitera pas à détruire la cité jusqu’aux fondations si nous le controns. D’Étère, il règne sur plus de huit Mag-Gwynnb ; il ne peut pas se permettre la moindre velléité de rébellion, sinon tous les peuples qu’il tient sous son joug se révolteront et c’est jusque dans son Ga-Mag[9] qu’on ira l’assassiner. Une tentative de notre part entraînerait donc une impitoyable répression. Cela ne doit pas être.

   Diane réfléchit. Elle ne comprenait pas grand-chose à la politique, mais ce qu’elle venait d’entendre paraissait logique. À moins que la rébellion n’explosât au même moment dans chacun des oengryzb, elle ne pourrait pas renverser Aymar. Il fallait donc s’allier aux autres peuples dominés avant de tenter quoi que ce fut et par conséquent rester sage pour l’instant, feindre la soumission.

   ― D’accord, acquiesça-t-elle. Mais que viens-je faire là dedans ?

   Rator se permit un second sourire. Ses espions avaient raison : son éducation avait fait de Diane une Og-Magy exceptionnelle. Loin de n’être qu’un jouet, une parure, elle brûlait d’envie d’agir. Avec elle à ses côtés, il tiendrait le peuple en laisse. Quel merveilleux instrument de domination que cette jeune femme intelligente, mais trop novice aux jeux complexes du pouvoir pour s’apercevoir qu’on la manipulait ! De plus, le Mag comptait sur sa grande beauté pour subjuguer l’Og-Mag d’Étère. Ainsi Diane, si elle suivait ses conseils, lui ouvrirait-elle les portes d’Étère. Par son entremise, il ne doutait pas de traiter bientôt avec Aymar en tant qu’allier puis suzerain le moment venu. Bien sûr, il ne pouvait pas encore lui révéler ses desseins, car il n’avait aucune confiance en celle qui demeurait pour lui une inconnue, malgré leur parenté.

   ― Vous avez grandi avec le peuple, débuta-t-il. Vous le connaissez et il vous connaît. Vous trouverez les mots pour lui parler, l’apaiser et l’empêcher de commettre l’irréparable. Mais avant cela, il vous faut reprendre votre place, ici, au Ga-Mag. Il vous faut redevenir l’Og-Magy de Varnie.

   Diane fronça les sourcils alors qu’un geste instinctif la poussait à caresser ses gants sous lesquels brillaient ses bracelets d’identité. Deux magnifiques bijoux, chefs-d’œuvre d’habileté, subtils alliages de délicatesse et de force, incroyablement fins, si fragiles d’aspect et pourtant indestructibles, savants cocktails des pierres les plus rares aux métaux les plus précieux, ils recouvraient ses avant-bras de mille arabesques féériques. Elle les comparait à une toile d’araignée dans laquelle elle s’engluait chaque jour un peu plus. Cette nuit, elle atteignait le point de non-retour :

   ― Avant de prendre une décision, j’aimerais en discuter avec mon frère, dit-elle en insistant farouchement sur ses derniers mots : ultime défi inutile.

   Rator hocha la tête. Il se leva et sortit afin de donner des ordres, puis revint :

   ― Ces appartements sont les vôtres. On va apprêter la suite contiguë pour votre ami. Nous nous reverrons demain.

   Dès qu’il fut parti, Diane se tourna vers Ilv :

   ― Qu’en penses-tu ?

   ― Je crois que tu devrais accepter, d’abord pour éviter une effusion de sang, ensuite pour nous permettre d’organiser la rébellion dont parlait le Mag.

   Diane rit.

   ― Qu’est-ce que j’ai dit ?

   ― Rien, le rassura-t-elle, mais j’avais pensé à la même chose que toi. Les Og-Magyb sont réputées pour être de ravissantes idiotes. Nul ne prêtera donc attention à mes déplacements ni ne s’inquiétera si je surprends une conversation. Le plus dur consistera à nous mettre en contact avec les mouvements de résistance des autres cités, car ils existent, j’en suis convaincue. Et pour cela je compte sur toi.

   ― J’ai dans l’idée, articula lentement Ilv, que ton plan est déjà arrêté et quoique Sualtan et moi puissions dire, tu agiras selon ton humeur. Je me trompe ?

   ― Non.

   Elle lui adressa son sourire le plus désarmant. Il ne réussit qu’à grimacer, soucieux quant à la suite des évènements : dans quel guêpier allait-elle encore le fourrer ? Il soupira, vaincu d’avance :

   ― Que devons-nous faire ?

  ― Sualtan organisera la résistance parmi les Varniens. Je me charge du Ga-Mag et de la collecte de renseignements. Toi, tu tâches d’infiltrer les mouvements rebelles étrangers et de nous mettre en contact.

   ― Quoi ? Mais comment veux-tu que je réalise un tel miracle ?

   ― Tu crois en Avven ?

   ― Oui, mais…

   ― Alors, prie-la.

 

*

*   *

 

   ― Maître, implora la créature.

   Dans son infinie mansuétude, le Dieu tout puissant consentit à prêter attention aux jérémiades de son esclave :

   ― Que se passe-t-il ?

   ― Je l’ai retrouvée, Maître.

   L’intérêt du Dieu s’éveilla :

   ― Où ?

   ― Dans la sphère d’Avven. Elle se dissimule parmi les mortels.

   ― Bien. Tu sais quoi faire.

   La créature acquiesça avec une répugnante obséquiosité.

   ― Alors, fais. Que nul n’entende jamais plus parler de Diane la Maudite.

 

*

*   *

 

   Quand Rator quitta la petite pièce tendue de velours noirs où Ilv et Diane élaboraient leur plan d’action, il gagna directement ses appartements dans l’aile est du palais, précédé du vieil esclave ayant accueilli les jeunes gens et reconverti pour l’instant en porte-flambeau. Le Mag le congédia à sa porte et pénétra seul dans son antichambre. Il franchit rapidement la salle, ne lui accordant pas plus d’intérêt qu’à la somptueuse chambre attenante. Il se rendit au plus vite dans l’un des multiples salons où il recevait certains membres bien particuliers de son entourage : espions, serviteurs zélés parmi les plus loyaux, mais fort peu scrupuleux, assassins, conseillers d’un genre à part. Il entra dans une salle de pourpre vêtue, meublée d’une table basse en marbre blanc et de deux canapés de cuir blanc. Dans l’un d’eux l’attendait un homme en robe noire, brodée de rouge descendant jusqu’à ses pieds chaussés de sandales lacées sur les chevilles. À ces vêtements, on identifiait tout de suite un Grand Prêtre d’Avven. Cependant, contrairement à ces confrères des autres cités, il ne vivait pas reclus au fond de son temple, mais au palais. Il se mêlait même de politique et l’on disait dans les couloirs qu’il régnait sur Varnie, sinon en titre du moins en fait, bien plus que le Mag. Rator ne prenait aucune décision sans le consulter, non qu’il voua à Avven une confiance aveugle, car comme tous les hommes de pouvoir il était athée, mais plutôt qu’il se fia aux talents du Grand Prêtre pour manœuvrer autrui. À peine s’il se rendait compte qu’il n’était lui-même qu’un jouet entre les mains expertes de Zardeth.

   Physiquement, ce dernier évoquait quelque oiseau charognard disgracieux : grand, maigre, voûté. Sa tête chauve surmontait un interminable cou osseux. D’épais sourcils broussailleux d’un gris blanchâtre ombrageaient de petits yeux noirs et chassieux profondément enfoncés dans leurs orbites. Son nez monumental, crochu, surplombait tel un pic la coupure horizontale lui tenant lieu de bouche.

   Sournoisement serviable, Zardeth versa dans un verre de cristal scintillant, l’alcool brun contenu dans la carafe posée sur la table, et le tendit à Rator qui le vida d’un trait.

   ― C’est fait, annonça ce dernier avec une pointe de soulagement dans la voix. J’ai parlé à Diane. Elle est bien telle que vous la décriviez. En ce moment, elle doit échafauder un plan pour unir les provinces étèriennes contre Aymar. Elle compte sûrement sur l’aide de ce Ilv pour parvenir à ses fins. Il convient donc de l’éliminer au plus vite.

   Zardeth sourit et Rator ne put réprimer un frisson face à la cruauté de ce rictus.

   ― J’ai déjà pris des dispositions en ce sens, murmura-t-il. Ilv ne sortira pas vivant du Ga-Mag. Quant au Maître d’Armes, il gît au fond de vos cachots.

   Le Mag acquiesça.

   ― Dommage d’en arriver là, commenta-t-il, Sualtan m’a bien servi en son temps.

   ― Et vous servira encore, Votre Majesté. Il nous permettra de faire pression sur votre fille afin qu’elle vous obéisse. Ilv est beaucoup trop dangereux. En prison, il n’aurait de cesse de fuir pour aider Diane. Il est jeune, intelligent. Il y parviendrait sans aucun doute. Mes fidèles se chargeront donc de le tuer. Ainsi il ne nuira plus. Sualtan est vieux, nous le contrôlerons facilement et Diane l’aime tellement qu’elle mettra tout en œuvre pour l’épargner. Pour nous, elle séduira Atr’r. Dans un an, Varnie deviendra l’égal d’Étère et vous régnerez sur dix Mag-Gwynnb unis.

   Rator se servit une seconde rasade.

   ― Ne craignez-vous pas que cette peste de Diane ne tente de délivrer Sualtan ?

   ― Comment le pourrait-elle ?

   ― Je ne sais pas ; elle me semble capable de tout.

   ― Voyons, Majesté, susurra le Grand Prêtre d’Avven. Auprès de qui trouverait-elle de l’aide ? À Étère, elle sera entourée d’ennemis. Si elle se tourne vers les Varniens exilés en sa compagnie, elle ne rencontrera qu’âmes dévouées à notre cause. Quant à s’adresser au Mag d’Étère, il ne faut pas y songer ; elle se trahirait alors elle-même.

   ― Et Atr’r ?

   ― Diane est très belle et Atr’r est célèbre pour son penchant irraisonné pour la beauté. Si elle nous obéit, dans quelques ménab, il l’épousera, dans un an, il succombera à un accident et d’ici là je connais des drogues qui nous assureront sa totale coopération. Je ne peux pas en user sur Diane, car elles altéreraient sa beauté.

   Rator but un dernier verre.

   ― Vous avez raison. Diane est prise au piège et Étère avec elle.

 

 

   Dans les jours qui suivirent, Diane découvrit une vie dont elle ignorait tout. Une vie trépidante et infernale où on ne lui accordait plus le moindre repos. Professeurs et esclaves se succédaient dans les appartements qu’elle occupait, afin de lui dispenser leur savoir. Elle réapprit à parler, à marcher, à manger même. Elle dut étudier sa généalogie depuis la fondation de Varnie, ainsi que celle de la famille gouvernant Étère. Dans le même temps, coiffeurs, maquilleurs et esthéticiens s’occupaient de son corps. Ses cheveux trop souvent laissés sans soin semblaient, aux dires des premiers, une véritable horreur alors que nul, jusqu’à présent, n’avait jamais songé à les critiquer. Sa peau bronzée par la vie en plein air arrachait des gémissements aux seconds qui ne pouvaient l’imaginer que d’un blanc immaculé et maladif. Quant aux derniers, ils s’escrimaient à faire disparaître de sa silhouette les muscles superflus d’une éducation guerrière périmée. Stylistes et couturiers s’affairèrent afin de lui constituer au plus vite une garde-robe complète. Au milieu de cette activité frénétique, Diane ne parvint pas à trouver le temps de rendre visite à Sualtan. Cependant, elle lui envoyait chaque soir un messager que lui avait offert le Mag. Elle n’avait pas encore reçu de réponse, mais ne s’en inquiétait pas, car elle savait à quel point le vieux Maître d’Armes détestait écrire et puis, lui aussi avait probablement fort à faire avec l’arrivée prochaine de la délégation étèrienne. L’esclave lui assurait qu’il se portait bien et elle s’en contentait. Elle ne se faisait pas non plus de soucis au sujet d’Ilv puisqu’elle le croyait en route pour accomplir la mission qu’elle lui avait confiée. Il l’avait quittée trois jours auparavant dans ce but. En franchissant les portes de ses appartements, il avait, depuis longtemps déjà, réalisé à quel point leur plan était insensé, cependant pour rien au monde il n’y aurait renoncé, car il n’envisageait pas d’autre solution pour sauver son pays. Néanmoins il ne voulait pas s’engager seul dans une telle aventure. Il irait donc chercher ses amis, compagnons de mille autres folies, et, ensemble, ils gagneraient le plus proche Mag-Gwynn sous influence étèrienne : Xyï, située au nord-ouest de la grande forêt séparant Varnie de son ennemi.

   Songeant à son expédition, Ilv n’avait pas pris garde au chemin qu’empruntait son guide, un esclave chargé de porter le flambeau et de le conduire aux portes. Il s’aperçut soudain avec un certain étonnement qu’ils se trouvaient dans une partie pratiquement déserte du palais alors qu’à ce moment de la journée l’édifice bourdonnait d’activité. À peine remarquait-il ce détail qu’une présence dans son dos mit ses sens en alerte. D’instinct, il porta la main à sa hanche. Il jura intérieurement en se souvenant qu’on l’avait dépouillé de son épée ; les armes étant interdites dans l’enceinte du Ga-Mag sauf privilège. Sans plus réfléchir, il se retourna.

   Surpris, l’homme qui le suivait marqua un temps d’arrêt, puis bondit. Il abattit sur sa proie le poignard qu’il brandissait. Ilv esquiva. Il se glissa sous le bras tendu, contourna le flanc. De son avant-bras nu, il frappa les reins de l’inconnu et fit volte-face. Devant lui se tenait le porte-flambeau immobile qui se contentait d’éclairer la scène de ses flammes rouges. À ces lueurs, l’agresseur d’Ilv paraissait barbouillé de sang. Il portait un masque de cuir et une combinaison moulante noire.

   Sans perdre de temps, il renouvela son attaque. Coincé dans un couloir étroit, Ilv ne pouvait pas espérer éviter indéfiniment ses coups. Reculant par bons successifs pour se soustraire aux assauts furieux de son antagoniste, il cherchait des yeux une arme, de l’esprit une solution. Il désespérait d’en réchapper lorsqu’une douleur abominable lui déchira le côté.

    Incrédule, il baissa la tête.

   De son ventre sortait l’extrémité d’une épée gouttant de son propre sang. Aussi soudainement qu’elle était apparue, elle disparut. Ilv n’eut que le temps d’entamer son demi-tour, pour apercevoir son meurtrier. Il s’effondra.

Deux créatures enveloppées de noir se penchèrent sur son corps. Peu après le porte-flambeau les rejoignit.

   ― Il est mort ? demanda-t-il.

   ― On ne peut plus, l’assura l’un des deux assassins. Le maître sera heureux.

   Il retourna sa victime du pied, prenant soin de ne pas se tacher. En effet, il se voyait mal expliquer la présence de sang sur ses chaussures.

   ― Tu connais ton rôle ?

   L’esclave hocha la tête et récita :

   ― Courir en hurlant que l’on vient d’assassiner mon maître.

   ― Bien.

   Celui qui paraissait le chef se pencha. Il trempa le bout de son index dans le sang encore chaud puis sur un espace de marbre nu, il dessina un cercle. Il revint à son encrier improvisé à plusieurs reprises afin de rayer sa marque de quatre traits parallèles ; l’ensemble représentait une araignée stylisée.

   ― Ainsi, commenta-t-il, on imputera ce crime à la Veuve Noire et nul ne songera à nous soupçonner.

   ― Et quand bien même, remarqua son acolyte, le maître musellerait quiconque oserait.

   Il appuyait son argument en reflétant explicitement sur son poignard les flammes rougeoyantes.

   Son chef l’approuva.

   ― Maintenant, poursuivit-il, séparons-nous. Et souvenez-vous que nous ne nous sommes pas vus aujourd’hui.

   Ils se dispersèrent.

   Dès qu’il fut à portée de voix des couloirs fréquentés, l’esclave commença à hurler en accélérant son allure.

   ― À moi ! À la garde ! On assassine mon maître.

   Il ne fallut pas plus d’un cirev pour qu’une douzaine de gaillards en armes l’entourât. Sans cérémonie, le capitaine l’agrippa par une épaule et le gifla avec force afin, pensait-il, de lui faire retrouver son calme.

   ― Conduis-nous, ordonna-t-il. Si tu fais diligence, peut-être pourrons-nous sauver ton maître.

   Tremblant et bafouillant, secoué par le coup du soldat, l’esclave repartit en sens inverse, encadré par les gardes plus un autre porte-flambeau, croisé en chemin. Ils avancèrent un temps puis il leur désigna un point dans l’obscurité.

   ― C’est là, bredouilla-t-il. Un… un peu avant… le carrefour.

   Le capitaine ne se faisait plus d’illusions. Avec le silence qu’il avait imposé à sa petite troupe improvisée, il aurait dû entendre la lutte, si lutte il y avait encore, or aucun son n’avait chatouillé son oreille. Il soupira :

   ― Je crains que nous n’arrivions trop tard.

   Il se remit en marche. Il découvrit rapidement la tache de sang formant une large auréole sur le sol dallé, la funeste signature dégoulinante… mais pas le corps. Avec ses hommes, il fouilla les alentours sans résultat.

   ― C’est un peu fort ! s’exclamait-il. Où est passé le cadavre ?

   Sidéré, il ordonna de nouvelles recherches qui se soldèrent par un nouvel échec :

   ― C’est dément ! Faut que je fasse un rapport au Mag. Non, mais ! Depuis quand la Veuve embarque-t-elle ses victimes ? C’est nouveau, ça ?

   Grommelant, il donna ses ordres. Grommelant toujours, il quitta le petit groupe perplexe. Il grommelait encore lorsqu’il entra dans le cabinet privé du Mag où il avait obtenu une audience. Le souverain l’attendait, assis sur un trône d’ébène.

   ― Que se passe-t-il, capitaine ?

   Le soldat salua son monarque avec respect puis adressa un bref regard, tout juste poli, au Grand Prêtre d’Avven qui se tenait debout derrière le fauteuil royal. Après quoi, il exposa rapidement la situation :

   ― La victime semblerait être Ilv, le fils du Maître d’Armes Sualtan et frère de notre Dia… Og-Magy, rectifia-t-il avec un sourire gêné.

   ― Je vois, commenta Rator.

   Il réfléchit un instant puis poursuivit :

   ― Ne prévenez pas l’Og-Magy. Une telle nouvelle la bouleverserait or ce n’est pas le moment de l’accabler.

   Le capitaine acquiesça.

   ― Vous pouvez disposer.

   Il sortit, conscient du malaise qu’il laissait derrière lui.



[1]Cirev : il faut cinq cirevb pour faire une seconde.

[2]Oengryz : ville fortifiée de la race humaine blanche.

[3]Og-Mag : Fils héritier du trône.

[4]cirev : il faut cinq cirevb pour faire une seconde.

[5]direv : vingt secondes.

[6] Mag-Gwynn : territoire sous contrôle d’un Mag.

[7] Mits : mademoiselle.

[8]Déca : dix jours blutoriens.

[9] Ga-Mag : Palais.

 

 

 

 



25/09/2009
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