Rayon de Lune

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Roses Noires (2)

Bientôt j'entrais dans un petit cabinet tendu de soie bleu et simplement meublé de trois chaises autour d'un bureau en bois blanc. Le Roy recevait toujours ses Amazones dans cette pièce exigu et quand j'y pénétrais sans être annoncée comme l'avait institué l'usage, je l'y trouvais déjà assis. Il me fit signe de m'installer. J'obéis immédiatement, mon chapeau à larges bords ornés la plume blanche et verte des enquêteurs, à la main en guise de salut.

- Où en êtes-vous ?

- J'ai conduit Madame la duchesse au château de Sorem où on la traitera bien.

- Est-elle coupable ?

- Oui. Elle savait les agissements de son fils. J'ignore encore si elle l'approuvait mais, même si tel est le cas, on ne peut lui reprocher que d'avoir trop aimé son fils et je…

Au regard du Roy je me tus.

- Votre opinion ne nous intéresse pas.

Je baissai la tête.

- Qu'avez-vous glané au sujet du Chevalier.

- Fort peu de renseignements pour l'instant. A première vue, il ignorait tout des activités de la Rose Noire. Il considère Malaby comme un courtisan et rit à la seule évocation d'un Malaby guerrier.

- A propos de roses, avez-vous découvert le rosier d'où provenaient ses audites fleurs noires ?

- Oui, Majesté. Il poussait au fond du jardin. Quantité d'arbres et de haires le cachaient et sans le domestique qui nous guida, mes hommes et moi ne l'eûmes jamais vu. La Duchesse l'entretenait lorsque nous l'avons appréhendée.

Le Roy s'enferma un instant dans ses pensées, puis reprit :

- Nous inscrivons le Chevalier parmi les innocents. Nous jugerons la Duchesse pour complicité dans une semaine. Vous laisser donc tomber l'affaire. Nous songeons d'ailleurs à vous envoyer dans nos provinces du sud afin d'éclairer une sombre histoire de complot qui inquiété la Reine.

- Pardonnez moi, Majesté.

Son regard me glaça. Je n'osai pas poursuivre. J'avais les yeux plantés sur le bout de mes bottes, je me demandais quand tomberait la semonce.

- Vous disiez ?

- Rien, Majesté.

- Parlez.

- Eh bien, voilà : je pensais continuer mon enquête afin de découvrir les raisons qui ont poussé Saint-Morant a devenir la Rose Noire et bafouer le trône.

- Pourquoi ?

- Ainsi nous éviterions que cela ne se reproduise.

Mon cœur battait à tout rompre : ou le Roy approuvait mon idée et je ressortais de ce cabinet seule, ou il désapprouvait et deux soldats m'accompagnaient aux cachots les plus proches.

Il sourit.

- Allez y.

J'étais libre.

Libre.

 

 

 

Dans mon plus bel uniforme, je frappai à la porte de la plus célèbre école militaire du siècle : Katraz, un mon maudit, haï de ceux qui y ont séjourné, craint de ceux qui risquait d'y séjourner.

De l'établissement à proprement parler, je ne vis rien d'autre qu'un long bâtiment en pierre de taille aux murs épais qu'une enceinte fortifiée et un couloir sombre qui échouait dans un vaste bureau encombré de bibliothèques chargées de registres. Derrière la table sans fioriture un homme grisonnant encore vigoureux salua mon entrée d'un geste sec. Je rendis sa politesse au directeur dont les yeux verts lumineux m'examinaient comme ceux d'un général passant en revue les jeunes recrues. Ils cherchaient le défaut. Ils ne le trouvèrent pas. Mon uniforme fraîchement lavé et amidonné était impeccable et plus raide qu'une planche et mon salut mêlait le respect à la courtoisie en une juste mesure.

D'un signe il m'invita à m'asseoir sur une chaise aussi simple et dénudée que le reste du mobilier. Il s'installa derrière le petit bureau sans ornements et à nouveau son regard captura le mien.

Peu désireux de perdre un temps très précieux pour lui, il négligea les formalités pour s'attaquer directement au but de ma visite.

- Que désirez-vous ?

- J'aimerais compulser le dossier de Monsieur Emmanuel Malaby, mais avant tout, je voudrais que vous me parliez de lui, de son comportement dans votre institution, de ses résultats…

- Impossible. Je ne suis directeur de Katraz que depuis deux ans et si ce Malaby fut de nos élèves, il ne l'est plus car je me flatte de savoir le nom de tous mes élèves or je ne le connais pas.

En parlant il s'était levé et avait tiré d'une étagère un épais registre relié de cuir. Il  le feuilleta un instant et trouva ce qu'il cherchait.

- Emmanuel Malaby, fils du Duc Jacques de Saint-Morant et de la Contesse Emilie de Chatriste, né en 3503, arrivé parmi nous en 3513, nous a quitté en 3521.

Il rangea le livre puis en choisit un second qu'il déposa ouvert devant moi.

- Voici le résumé de son séjour dans nos murs. Je ne pis rien d'autre pour vous.

- Puis-je l'emporter ?

- Non, mais je le tiens à votre disposition ainsi que ce bureau.

- Je ne voudrai pas vous déranger.

- Vous ne me dérangez pas puisque je dois partir dès maintenant pour ne revenir qu'à la tombée du jour. Si vous vous trouvez toujours à proximité vous accepterez bien de dîner avec moi. Nous discuterons.

Je ne pouvais pas refuser. Je le remerciais donc de sa délicate attention. Ce beau quinquagénaire avait piqué ma curiosité : de quoi voulait donc discuter un directeur de Katraz avec une Amazone du Roy ? En général on nous évitait, ou on nous ignorait. On ne nous invitait pas.

 

 

 

La journée s'écoula sans que je m'en rendisse compte. Le dossier de Malaby, l'un des plus volumineux, me tint en haleine jusqu'au soir. En huit ans, le futur Duc avait battu tous les records de l'école : il ne s'était pas écoulé un jour sans qu'il ne soit puni pour insubordination et cela dans un établissement connu pour la dureté de ses sanctions. Il avait à plus de trois cent reprises, franchit les murs d'enceinte dans l'intention de ne plus revenir. Repris, il avait chaque fois une semaine au « cachot ». Il ne s'était pas contenté de ce genre de record. En effet il avait été reçu premier dans toutes les discipline et promettait alors de devenir le meilleur élément des Armées du Roy.

Joint au registre, je trouvais la copie de son brevet. Bien différente de celle dont sa mère m'avait entretenue. Elle vantait ses aptitudes hors du commun sans omettre de souligner son esprit prompt à la révolte, dont il convenait d e se méfier.

Brutalement rappelée à la réalité présente par l'entrée du directeur, je refermais le registre, encore pensive.

Aussitôt dans la pièce, ses yeux verts s'accrochèrent aux miens et ne s'en détournèrent plus de la soirée… qui fut charmante.

 

 

 

Comme chaque fois que je trompais  mon mari, me première pensée en me réveillant fut pour mon fils, fruit d'un amour passionné qui se consuma trop vite nous laissant, Albert et moi, excellents amis. Un mariage discret parce qu'un peu tardif avait donné un nom à Théophile sans nous engager à la moindre fidélité.

L'aube se levait dehors et un fin rai de lumière rosé vint jouer sur les couvertures de laine bleue. Edouard sortit de la salle de bain, capturant aussitôt mon regard.

- Avant de reprendre tes recherche sur Malaby, tu accepteras bien de te mesurer à l'épée avec moi ?

J'acquiesçai avec un sourire.

- Malheureusement mes investigations ici sont finies et je dois rentrer dès ce soir.

Ses yeux s'éteignirent.

- Nous reverrons nous ?

- Je doute que mes enquêtes me ramènent de sitôt à Katraz mais si tu passes à la cour…

- Je ne quitte jamais l'école.

Je ne pus retenir un soupir, j'avais espéré que notre liaison se poursuivrait, mais elle semblait vouée à l'échec.

Je rejetai les draps et allai à lui.

Il s'égara sur mon corps nu avant de murmurer :

- Je reviens te prendre dans une heure.

Sur ce, craignant de plus résister longtemps au désir qui s'éveillait en nous, il sortit.

 

 

 

L'acier bleuté fila comme l'éclair. Une vive brûlure m'avertit qu'il avait traversé la fine baptiste de ma chemise. Edouard dégagea sa lame. Il usait de feinte subtiles poussant l'habileté jusqu'à la perversité. En sentant le sang chaud couler le long de mon bras, je songeais à une autre blessure, bien plus dangereuse que cette estafilade et qui avait failli me coûter la vie.

Je poursuivais alors la célèbre Rose Noire, un criminel notoire ainsi nommé car il signait toujours ses forfaits, d'une magnifique rose plus noire que les ténèbres nocturnes. Comment choisissait-il ses victimes ? Nous l'ignorons encore. Il frappait indistinctement nobles et roturiers, riches et pauvres, civiles ou militaire. Sa méthode était simple : il défiait sa proie en lui indiquant le lieu et l'heure du duel. Si elle se présentait, elle avait une chance de le toucher avant d'être tuée. Dans le cas contraire, il la traquait et l'abattait sans pitié.

Malgré la nuit et les détours du chemin forestier que nous suivions au galop de nos chevaux, je ne le perdais pas de vue. Je l'allais rejoindre quand il se dressa soudain devant moi. Je fis brutalement volter ma monture pour éviter la collision.

Sa voix ferme et dure se leva de derrière son masque de cuir couleur ébène.

- Madame, vous m'ennoyez.

Je restai sans voix, incapable de réagir.

- Depuis deux mois, je ne puis mettre le nez dehors sans vous trouver sur mon chemin. Comprenez que j'en sois las et exposez donc clairement vos motivations que nous réglions cette triste affaire.

Je retrouvai mon aplomb devant son insolence à peine dissimulée.

- Je suis amazone du Roy, Monsieur.

- Et alors ?

- Et bien… Je… Je veux vous arrêter, bien sûr !

Il mit pied à terre sans se presser puis attacha la bride de son cheval à un arbre pendant qu'il parlait.

- Vous vous doutez bien que je ne puis me rendre, du moins sans combattre. Aussi vais-je vous proposer un marché…

Je l'interrompis.

- Je représente le Roy et le Roy ne marchande pas avec la racaille.

Je sorti mon mousquet et le pointait sur son cœur. J'armai le chien.

- Déposez vos armes.

- Non.

Sa réponse me décontenança.

J'avais l'habitude de frayer avec des bandits de grands chemins à l'insulte facile, des nobles orgueilleux qui obéissaient, méprisants, ou des efféminés paniqués à mon approche, mais jamais je n'avais rencontré un tel sang froid. Il semblait faire si peu cas de la balle menaçant son cœur que mon arme me parut dérisoire, honteuse même puisque je le cachai.

- Je vous défie, Madame. Le vainqueur a droit de vie et de mort sur le vaincu.

- D'accord.

Je descendis lestement de selle et dégageai mon fleuret de son fourreau de cuir.

- Connaissez-vous une clairière proche ou préférez-vous les sous-bois ? demanda-t-il.

- Etes-vous bon bretteur ?

- Demandez le à mes adversaires, ils sont morts.

- Je choisi la clairière, ainsi nous rivaliserons d'adresse et non de chance.

Il acquiesça et le guidai, en demeurant toujours derrière lui, jusqu'à un espace dégagé.

Nous nous mîmes en garde.

Comme il ne semblait pas à porter le premier coup et tournait en rond pour me jauger, je tâtai son fer à deux reprises. Il para sans peine, riposta. Contré il esquiva ma réplique et feinta.

Ces premiers échanges rapides effectués sans que nous bougions plus que le poignet, nous permirent de juger notre adversaire. J'avais à faire à forte partie : habileté, souplesse, vivacité, science et réflexion.

- Vous êtes douée, lâcha-t-il.

- Je vous renvoie le compliment.

J'attaquai, comptant sur la surprise. Il m'évita avec aisance, répliqua. Je me protégeai en quarte. Il feinta ma défense. Sa lame frôla mon visage. Je relevai mon épée ; liai sa lame. Il se dégagea et retourna ma ruse contre moi. Je perdis mon arme.

- Restons en là pour ce soir ; je ne veux pas vous tuer.

- Mais moi, je dois vous arrêter.

Je me baissai et ramassai mon fleuret. Je me replaçai aussitôt en garde et attaquai avec la rage de l'humiliation. Le combat devint trop rapide pour l'œil humain. Les lames dansaient un ballet mortel. Des étincelles bleutées trahissaient la violence des coups.

Brusquement tout cessa.

Un épais voile noir tomba sur mes yeux. Ma conscience se débattait contre les ténèbres comme je réalisai qu'il m'avait touchée. Il avait gagné. Tout mon corps, toute mon âme se révoltaient contre cette idée insupportable. Il ne pouvait pas gagner !

Dans un suprême effort de volonté, je brisai ma lame : je ne me rendais pas.

Je m'écroulai, terrassée par la souffrance.

Je me réveillai beaucoup plus tard. Lavée, pansée, je reposais dans une auberge confortable devant la porte de laquelle on m'avait trouvée deux nuits auparavant. Lorsqu'on me parla des étranges circonstances de ma découverte, je prétendis avoir rampé jusqu'à l'auberge mais je savais parfaitement que je n'en aurai pas eu la force et que, si je vivais encore, je le devais à la Rose Noire.

A partir de ce jour, je ne poursuivis plus ma tâche que par devoir, l'instinct du chasseur m'avait quitté. Je cherchais la Rose Noire mais plus pour la remercier que pour l'arrêter. Pourtant je savais qu'à notre prochaine rencontre, je n'hésiterais pas à le tuer.

Tous ses souvenirs me revenaient pêle-mêle alors que mon sang, épais liquide écarlate, imprégnait ma chemise, coulait sur mon sein.

- Arrêtons là, dit Edouard avec douceur.

- Pas question. Je peux encore me battre et je gage même que je peux gagner.

Pour lui prouver mes dires, je plaçais deux feintes adroites qui mirent à mal sa défense et marquais son épaule d'une touche puis sa gorge, d'une seconde. Sans honte, il m'accorda la victoire et m'embrassa devant une poignée d'élèves ahuris, puis il me raccompagna jusqu'à sa chambre où je ramassais mes vêtements éparpillés avant de le quitter.

 

 

 

La duchesse se tenait très droit sur son siège et buvait à petites gorgées le thé brûlant qu'un domestique venait juste de nous apporter. Sans m'en rendre compte j'avais laissé un long silence s'instaurer entre nous créant une gêne que je ne voulais plus briser. Moi aussi je sirotais mais j'avais préféré un whisky sans glace au curieux mélange d'eau chaude et d'herbes qu'affectionnaient les vieilles dames. Je ne suis pas juste en comparant Madame de Saint-Morant à une vieille dame car, malgré son âge, elle demeurait jeune de corps et d'esprit.

Je plongeais mon regard dans ses yeux couleur du temps et repris brusquement la conversation.

- J'ai obtenu que l'on retarde votre procès de quelques jours car j'ai encore de nombreux points à éclaircir sur cette affaire et en particulier en ce qui concerne le séjour qu'effectua votre fils à Katraz. Vous me dites qu'il en revint avec une lettre du directeur exposant sans emphase la maladresse d'Emmanuel. Vous permettez que je l'appelle Emmanuel ?

- Je vous en prie.

- Sa maladresse donc, or j'ai consulté les registres de l'école militaire et y ai trouvé un double de son certificat où il était décrit comme le meilleur bretteur de sa promotion. Pouvez-vous m'expliquer s'où provient cette lettre qu'il remit  à votre époux ?

- Je vous ai déjà parlé de la faculté qu'avait mon fils d'imiter tout ce qu'il avait vu ou entendu une fois. Et bien il s'était servi de ce talent pour rédiger lui-même la lettre qu'il substitua à l'original.

- Pourquoi ? Ce brevet lui assurait un poste de prestige dans les armées royales.

- Certes mais mon petit Emmanuel n'aimait pas se battre aussi avait-il décidé de passer pour un maladroit afin qu'on ne l'obligeât jamais lever une armes contre un être humain.

- Il y a là une contradiction puisque votre fils, sous le masque de la Rose Noire a tué… et ce ne fut tout de même pas des accidents !

Elle se contenta d'acquiescer en hochant la tête.

- Il avait changé.

Elle semblait malheureuse, sur le point de pleurer, mais avec sa maîtrise coutumière, elle fit face.

- Emmanuel ne voulait pas devenir la Rose Noire. Il a été entraîné sans s'en apercevoir, quand il a réalisé ce qu'il était devenu il était trop tard pour faire marche arrière.

- Pourquoi a-t-il endossé ce rôle ? demandai-je aussi doucement que je le pouvais.

Elle se taisait. Elle finit sa tasse avec lenteur puis se laissa aller contre le dossier de son fauteuil. Les yeux clos, elle commença.

 

 

 

« Alors qu'il vivait à la cour mon petit Emmanuel tomba éperdument amoureux de Mademoiselle Aurore de Monsor. Mais lorsqu'il demanda sa main à son père, celui-ci lui refusa car il voulait un militaire pour gendre et la destinait au colonel d'Arguano.

Bouleversé par cette décision, il se précipita chez nous.

Il arriva peu après l'aube. Le galop effréné de sa monture résonna sur l'escalier du manoir car il ne l'abandonna qu'à son sommet pour s'engouffrer dans le hall par les portes ouvertes à la hâte par les domestiques. Il courut dans les couloirs jusqu'à ma chambre où enfin ma camériste parvint à l'arrêter. Ce fut elle qui lui annonça que son père était mort la veille et que je le veillais dans notre petite chapelle.

Frappé par ce nouveau coup du sort, il demeura un temps immobile ne sachant s'il convenait de me rejoindre ou de me laisser à mes prières. Il opta finalement pour la première solution et, lorsqu'il entra dans la nef, il avait les joues barbouillées de larmes. Il se signa puis vint s'agenouiller à mes côtés. Il semblait bouleversé et je ne pus m'empêcher de le prendre dans mes bras comme lorsqu'il n'était encore qu'un tout petit enfant effrayé. Il s'y réfugia et pleura. Même si de nombreux sujets de querelles existaient entre son père et lui, même s'ils n'avaient jamais pu s'accorder sur quoi que ce fut, il ne l'aimait pas moins et sa perte l'affligeait profondément.

Nous restâmes longtemps ainsi, jusqu'à la fin de l'office en fait, puis nous nous retirâmes dans mes appartements où, comme autrefois nous nous assîmes l'un à côté de l'autre sur le lit.

Comme le coursier que j'avais dépêché auprès de lui ne pouvait pas avoir eu le temps nécessaire de lui délivrer mon message avant son départ de la cour, je lui demandai pourquoi il était venu et il m'expliqua sans détour sa situation.

- Je ne sais que faire, conclut-il. J'ai juré de ne jamais attenter à la vie de mon prochain mais, si je n'embrasse pas la carrière militaire, je perds Aurore et, cela, je ne le supporterais pas.

- Alors endosse l'uniforme.

- C'est impossible : soldat je devrais me battre et si je me bats, je tue.

- Ou tu es tué. Je te rappelle que tu n'es pas exactement un bon bretteur.

A ces mots il se redressa soudain et m'embrassa sur les deux joues.

- Ah, ma mère, je vous aime ! Vous venez en une phrase de résoudre mes problèmes. Vous me montrez la voie. Je vais la suivre : je vais de ce pas défier ce colonel d'apparat. Je ne saurais pas le toucher mais lui trouvera bien le chemin de mon cœur, ainsi je ne renie ni mon serment, ni ma foi en Aurore.

Affolée, je le rattrapai à la porte et me plaçai devant lui pour l'empêcher de sortir.

- Tu n'y penses pas !

Il baissa la tête et retourna sur le lit à baldaquin où il s'effondra dans l'épaisse couette rebondie.

- Non. Vous avez raison : ce serait vous faire trop de peine après la perte que vous venez de subir.

Il soupira à fendre l'âme.

Durant le  deuil, je ne le quittais pas un instant de crainte qu'il n'allât faire une bêtise et, plus tard, lorsque devenu à son tour le duc de Saint-Morant, on le rappela à la cour où le Roy et la Reine s'ennoyaient de lui, je le suivis afin de veiller sur lui. Quand nous arrivâmes nous apprîmes que Mademoiselle de Monsor avait quitté le palais en compagnie de son fiancé pour gagner leurs terres, situées dans le Sud, je crois, où se célèbrerait leur mariage. A cette nouvelle Emmanuel défaillit et nous dûmes le porter dans ses appartements où il garda le lit plus d'une semaine sur les ordres du médecin envoyé par Sa Majesté en personne. Peu à peu, grâce aux amis qu'il avait, il retrouva le goût de vivre et reprit sa place auprès du Roy. Il n'animait plus les causeries de la Reine avec autant de gaîté qu'autrefois mais son insolence amenait toujours un sourire sur les lèvres de Leurs Majestés et on lui pardonnait aisément son humeur morose.

Un soir alors qu'une jeune  soubrette me lisait le dernier ouvrage de Mersolt, il entra pâle comme la mort avec dans les yeux, une lueur de foie. Il chassa durement ma liseuse d'occasion qui s'enfuit effrayée.

- Mère, lâcha-t-il sans desserrer les dents, il y a une semaine Aurore a été assassinée par son mari. J'avais juré de ne jamais tuer mais aujourd'hui, devant vous, je renie mon serment. Dieu me pardonnera ou non peu m'importe désormais. Je vais tuer d'Arguno comme il a tué Aurore. Tout ce que vous pourrez dire ou faire n'y changera rien, mais, si je meure, au moins vous saurez pourquoi.

Il sortit en claquant la porte, sans me laisser le temps de le retenir. »

 

 

 

La duchesse se tut un instant puis rouvrit ses yeux maintenant embués de larmes qu'elle retenait à grand peine.

- Emmanuel disparut deux mois puis la nouvelle qu'une mystérieuse rose Noire avait tué le colonel en duel parvint à la cour. Je n'hésitai pas longtemps que l'identité de la Rose car je ne connais qu'un seul rosier au monde portant de telles fleurs et avant que nous le transportions au fond du jardin où vous l'avez vu et fait brûler par vos hommes, il poussait près d'une grotte où Emmanuel et mi l'avions un jour découvert. Nous en avions fait notre secret parce qu'il est bon qu'il existe entre une mère et son fils cette sorte de chose. Elle rapproche et aide à supporter l'autorité trop forte d'un père tyrannique.

Ses yeux étaient secs désormais et me fixaient avec une étrange intensité.

- Peu après Emmanuel reparut à la cour, reprit-elle. Il avait retrouvé sa bonne humeur et nul ne songea à l'impliquer dans la mort du colonel car, pour tous, Malaby était synonyme d'exécrable bretteur. A moi, et à moi seule, il dit la vérité : à Katraz il avait été le meilleur élève que ce soit en escrime, au tir ou en équitation, mais pour ne pas devenir militaire sous la férule de mon mari, il avait brûler son brevet et écrit la lettre qu'il remit à son retour. Ce rôle de maladroit lui permettait de tenir la promesse qu'il s'était faite de ne jamais attenter à la vie d'autrui, aussi le joua-t-il également à la cour ou il sur prouver que vivre en homme ne signifie pas forcément porter une arme au côté.

Un long silence s'établit.

Encore secouée par le récit de la duchesse, je demeurai muette, immobile dans mon fauteuil à haut dossier droit, mon verre vide à la main. Dehors le ciel se couvrit brusquement et l'orage éclata, éclairant par à-coups le salon envahi de ténèbres. Je frissonnai sans m'en rendre compte.

L'arrivée de domestiques armés de chandeliers me tira de ma torpeur et le regardai l'immense pendule, seul témoin de notre entretien ; il était neuf heure du soir, déjà.

- Je vous remercie de votre franchise, Madame, mais j'ai encore de nombre de question à vous poser et je vous demanderai de me recevoir à nouveau demain à moins que cette journée ne vous ait éprouvée et que vous désiriez repousser notre prochaine rencontre…

J'ignorais pourquoi je faisais tant de cérémonie devant cette femme qui, après tout , était ma prisonnière et devait à ce titre se soumettre à tous mes interrogatoires, et ce  quand bon me semblait. Je crois, non, je suis sûre que je l'aimais.

- revenez dès que vous le souhaiterez, Madame. J'ai plaisir à vous voir et parler d'Emmanuel me soulage.

Je me levai et la saluai.

- Je passerai donc demain vers  la dixième heure.

- Je vous en prie.

Je sortis et regagnai mes appartements. Le lendemain le salon résonnait encore du dixième coup de la pendule lorsque je frappai à sa porte. Une petite servante rousse vint m'ouvrir dans une robe passée de mode.

La servante donc, m'accueillit avec un charmant sourire et me guida vers la salle où la duchesse m'invita à partager son déjeuner, frugal car elle ne mangeait plus guère mais délicieux et raffiné. Puis nous regagnâmes le salon où les rafraîchissements nous attendaient. Nous nous installâmes et je repris mon interrogatoire où je l'avais laissé après avoir rapidement consulté mes notes.

- Pourquoi Emmanuel a-t-il rendu le colonel D'Arguano responsable de la mort de Mademoiselle de Monsor ?

- Connaissiez-vous le colonel ?

- Non.

- Je m'en doutai car, dans le cas contraire, vous ne poseriez pas une telle question. D'Arguano était brutal, violent même, et nul doute que c'est à force de coups qu'il tua Aurore.

- Je vois.

Je secouai mon stylo plume dont l'encre refusait obstinément de couler puis le changeai contre un crayon à papier moins récalcitrant.

- Pourquoi Emmanuel n'a-t-il pas enterré la Rose Noire une fois sa vengeance achevée ?

- Il l'a fait. Pendant un temps du moins. Puis les circonstances l'ont amené à endosser à nouveau ce rôle.

- Quelles circonstances ?

- Emmanuel avait à la cour, un ami avec lequel il partageait tous ses loisirs. Comment avait-il connu Michel de Chosal ? Je l'ignore mais le fait est qu'ils ne se quittaient plus. En rencontrer un c'était rencontrer l'autre. Ils partageaient les mêmes amitiés et les mêmes inimitiés. Dans cette dernière catégorie se rangeait le comte Gilles D'Amaron. Et Michel, emporté par son tempérament, l'avait provoqué en duel.

 

 

 

« Mon petit Emmanuel tentait de convaincre son ami de renoncer alors qu'ils partageaient une collation dans mes appartements.

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26/09/2009
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